À un âge où mon oreille n’était pas encore très musicale, c’est d’abord sur cette pochette que mes yeux se sont fixés. Cet album, je l’avais déjà entendu mais jamais vraiment écouté. Je me souviens plutôt bien de la question adressée à ma mère, typiquement celle d’un enfant de 9 ans : c’est quoi ça ? Je ne me souviens pas d’avoir reçu d’autres réponses que celle qui consiste à mettre le disque sur la platine avant d’en parler. Et il s’agissait évidemment de la meilleure réponse possible…
Ce n’est pas la première face qui a d’abord attiré mon attention mais la ritournelle synthétique d’Industrial Disease. Ce titre est incontestablement le moins bon de l’album mais c’est aussi grâce à lui que je ne me suis pas détourné des autres. Le couplet n’est pas des plus enchanteurs. Knopfler n’y chante pas mais parle. Ce rap assez laborieux sur une grille de blues assez banale n’a selon moi que le mérite de nous amener sur ce fameux refrain, là où cette fameuse mélodie résonne avant cette délicate petite conclusion pianistique, et ainsi de suite…
J’avais cependant trouvé mon premier vrai compagnon musical, un album que je détenais désormais sous forme de cassette et que je pouvais écouter n’importe où grâce à mon baladeur premier prix. Je me suis rapidement pris d’affection pour l’ensemble de l’œuvre qui s’est progressivement imprimée dans mon cerveau. Les trajets en voiture devenaient moins longs, mes difficultés d’endormissement et autres réveils précoces n’étaient plus aussi pénibles. Même lorsque j’étais à court de piles, je pouvais rejouer la musique dans ma tête indéfiniment jusque dans ses moindres recoins, tous les soli, les passages instrumentaux, chaque inflexion vocale, les harmonies et ambiances si contrastées.
Cette relation si particulière a vraiment pris une dimension définitive durant ce fameux voyage forcé quelques mois plus tard, une classe verte qui n’avait de vert que le nom et à laquelle je croyais échapper jusqu’à mon entrée dans le car le matin du départ. Je devais une fois de plus me séparer de ma mère, de ma chambre, de mes habitudes et de mon petit confort sans raison valable si ce n’est pour faire comme les autres qui semblaient tous se réjouir à l’idée de ces trois semaines de socialisation ininterrompue. Des bons moments, il y en a eu mais les meilleurs se déroulaient à partir du coucher, ces moments de répits sur lesquels je savais que je pouvais compter. J’enfilais alors mon petit casque avec ses insupportables petits coussinets et je pouvais enfin m’évader avec cet album magique et réconfortant. J’y entrais de plain-pied télégraphique avec ces quatre accords imposants et plaqués pour ne m’endormir paisiblement que sur les délicats coups de tonnerre distordus qui s’évanouissent à la fin de la seconde face. Le sommeil commençait parfois à me gagner sur la fin de Love Over Gold et ses faux-airs de conclusion mais It Never Rains me réveillait délicatement pour me confier que ce n’était pas encore fini. C’était comme si Mark me proposai gentiment de venir marcher un peu avec lui. Il chantait au sujet de son ex mais cette histoire ne m’intéressait pas. Je me concentrais égoïstement sur l’intense consolation que me procurait la musicalité des premières minutes ainsi que sur le final épique et ses déflagrations ensorcelantes.
Ce qui devait arriver arriva durant la deuxième semaine. Un animateur découvrit mon baladeur et la cassette qu’il contenait. Je m’attendais logiquement à un sermon sur le thème du sommeil sain et à une confiscation pure et simple mais il n’en fut rien. Ce jeune homme au mulet d’époque aimait Dire Straits et entendait bien me faire comprendre son point de vue sur le groupe. Selon lui, Love Over Gold était une anomalie dans la discographie, ce qui n’était pas complètement faux. Ravi de découvrir un enfant d’école primaire qui avait passé le cap des comptines et berceuses, il se montrait terriblement enthousiaste à l’idée de me faire découvrir ce qu’était vraiment le groupe de Knopfler. Je me souviens l’avoir vu déballer la célèbre compilation de 1988 qui venait juste de sortir. Il découvrait ensuite ma mine déconfite à l’écoute de Sultans of Swing, un titre monstrueux pour lui et pour moi aujourd’hui, mais qui me laissait complètement de marbre à l’époque. Je le trouvais affreusement sec et austère, tout comme Down to the Waterline et Tunnel of Love.
Ces titres faisaient bien pâle figure face aux merveilles de mon premier amour d’album. Ils ne pouvaient pas rivaliser avec la profondeur presque symphonique de Telegraph Road, le suspense insoutenable de Private Investigations ou la beauté étincelante de Love Over Gold.
Ce n’est que bien des années voire des décennies plus tard que j’ai compris à quel point cette anomalie discographique m’avait aidé. Ces coups de tonnerre soyeux dans un ciel tourmenté ne m’ont pas seulement permis de survivre. Ils m’ont aidé à accepter qu’on peut être différent et avoir le mérite d’exister.
J’ai découvert Dire Straits et la voix envoûtante de Marc Knopfler à mes 17 ans avec « Brothers in arms ».
Ma première fois.
Le reste a suivi avec des morceaux plus lumineux. Ceux quasi confidentiels étaient à écouter en solo, en réflexion presque méditative.
Brothers in arms a été pour moi, le traducteur de mes émotions pour exprimer mon admiration à l’égard des Forces de l’Ordre.
Ce que j’aurais aimé leur dire.
Si j’avais été plus courageuse, je me serais engagée dans l’armée et je serai partie au front défendre ma Patrie. Si j’avais grandi un peu plus, je serai entrée en Police.
Rien de tout cela.
J’ai bifurqué dans le soin, une autre façon d’aider et de me sentir utile aux autres, à mon pays.
Beaucoup plus tard, j’ai troqué la blouse blanche et je suis revenue à mes premiers amours : accompagner mes frères d’armes dans le soutien psychologique et la prévention du TSPT/suicide.
Pour moi, Brothers in arms est tout autant un hymne qu’une chanson qu’on fredonne au coin du feu. Merci Doc pour ce partage 🙏❤️🤝