Pas de contrôle social en libéral ?

Considérations, Prise en charge

Ce billet fait suite à plusieurs échanges avec des confrères psychiatres libéraux affirmant que le contrôle social relèverait essentiellement de la psychiatrie hospitalière ou du médico-social, et très peu, voire pas du tout de l’exercice libéral.
Cette position est compréhensible. Beaucoup ont justement quitté l’hôpital pour échapper à la contrainte, à la violence institutionnelle et aux logiques coercitives. Mais c’est précisément là que commence le malentendu. Car si l’on réduit le contrôle social à la contrainte visible, alors oui : la psychiatrie libérale en est largement exempte.
En revanche, si l’on adopte une définition un peu plus rigoureuse, et un peu plus sociologique, la conclusion est toute autre.

Ce billet se veut volontairement simple, presque didactique : une sorte de « contrôle social pour les nuls », appliqué à la psychiatrie libérale.


1. Petit rappel : qu’appelle-t-on « contrôle social » ?

Le contrôle social ne se réduit ni à la coercition explicite, ni à la contrainte policière, ni à l’hospitalisation sous contrainte.

Il désigne l’ensemble des mécanismes par lesquels une société régule les conduites, définit le normal et l’anormal, et incite les individus à se conformer à certaines normes. Autrement dit, le contrôle social ne se limite pas à contraindre ; il organise silencieusement ce qui est attendu des individus.

Pour éviter les confusions fréquentes, il est utile de distinguer deux dimensions complémentaires du contrôle social : où il s’exerce, et comment.

1.1. Où s’exerce le contrôle : formel et informel

Le contrôle social formel s’exerce à travers des dispositifs institutionnels explicites : lois et règlements, décision administratives ou judiciaires, cadres juridiques de la psychiatrie (soins sans consentement, expertises, injonctions de soins), procédures médicales codifiées etc.
– Il est visible, repérable, et associé à des sanctions explicites en cas de transgression.

Le contrôle social informel repose sur des normes sociales implicites : attentes familiales, scolaires ou professionnelles, normes culturelles de comportement, d’émotion ou de performance, jugements moraux ordinaires, discours experts diffus (psychologiques, éducatifs, managériaux)…
– Il ne passe pas par la loi, mais par la pression sociale, la reconnaissance ou la disqualification symbolique.

1.2. Comment s’exerce le contrôle : coercitif ou doux et intériorisé

Indépendamment de son caractère formel ou informel, le contrôle social peut s’exercer selon des modalités différentes.

Le contrôle coercitif repose sur la contrainte explicite : obligation légale, sanction, menace de perte de droits ou de liberté.
C’est la forme la plus visible et celle à laquelle on réduit souvent le contrôle social.

Le contrôle doux, incitatif et intériorisé agit en trois temps, lorsque les normes : sont présentées comme allant de soi ou comme bénéfiques, sont intériorisées par les individus, conduisent à une auto-régulation des conduites sans contrainte apparente. Il peut s’exercer aussi bien dans des cadres formels qu’informels.

Quelques exemples bien-sûr :

  • adhérer spontanément à des normes de fonctionnalité ou de productivité au nom de la « santé mentale »,
  • demander soi-même un traitement pour mieux s’adapter à un environnement délétère,
  • se vivre comme « défaillant » ou « inadapté » plutôt que comme en conflit avec un cadre social,
  • ajuster ses émotions ou son comportement pour correspondre à des attentes normatives.

C’est souvent la forme la plus efficace de contrôle social, précisément parce qu’elle se présente comme un choix personnel légitime, et non comme une contrainte.
La psychiatrie est l’un des lieux où ces différentes formes de contrôle social se croisent, se combinent et se renforcent.


2. Pourquoi la psychiatrie libérale est un lieu privilégié du contrôle social

Une erreur fréquente consiste à réduire le contrôle social à la contrainte explicite, et à en conclure que la psychiatrie libérale y échapperait. Or la contrainte n’est qu’un outil parmi d’autres du contrôle social, souvent le plus visible…

2.1. Définir le trouble : où s’arrête le social, où commence le pathologique

En consultation libérale, le psychiatre participe, qu’il le veuille ou non, à définir ce qui relève du trouble individuel ou du conflit social.

Quelques situations ordinaires à titre d’exemples :

  • un salarié épuisé par une surcharge chronique, des objectifs irréalistes ou un management violent est le plus souvent requalifié en trouble anxiodépressif ou en burn-out ;
  • un adolescent en échec scolaire dans un système hyper-normatif peut être lu à travers un trouble attentionnel, un trouble anxieux ou un trouble oppositionnel ;
  • un conflit conjugal durable est interprété prioritairement en termes de dépendance affective, de trouble de l’attachement ou de traits de personnalité, plutôt que comme l’expression d’un rapport de pouvoir ou d’une domination.

Dans ces relectures, le cadre social devient l’arrière-plan ; le trouble individuel devient la figure centrale.

2.2. Psychologiser la souffrance : de la conflictualité collective au problème individuel

Dans le même mouvement, la psychiatrie libérale transforme des souffrances sociales, politiques ou existentielles en problèmes individuels.

Encore des exemples :

  • la précarité, le déclassement ou l’insécurité matérielle sont reformulés en vulnérabilité personnelle ou en manque de ressources internes ;
  • des discriminations répétées (sexe, origine, handicap) deviennent de l’hypersensibilité, une faible estime de soi ou des biais cognitifs ;
  • une crise existentielle face à l’absurdité du travail ou à la perte de sens est traduite en dépression ou en trouble de l’adaptation.

La conflictualité collective se dissout dans un récit psychologique individualisé.

2.3. Réorienter la responsabilité : adaptation, coping, résilience

Cette requalification s’accompagne presque toujours d’une réorientation de la responsabilité vers le sujet. Sous des catégories devenues familières : adaptation, coping, résilience, le travail clinique vise prioritairement l’ajustement individuel :

  • le patient épuisé par un environnement professionnel toxique est invité à travailler sa gestion du stress, sa tolérance émotionnelle ou sa flexibilité cognitive ;
  • le patient soumis à des injonctions contradictoires permanentes apprend à mieux encaisser, à ruminer moins, à « prendre du recul » ;
  • la colère face à une injustice est abordée avant tout comme un problème de régulation émotionnelle, plus rarement comme une réaction légitime à un conflit réel.

Le sujet devient le principal lieu de transformation.

2.4. Des solutions intrapsychiques à des déterminants structurels

Enfin, la psychiatrie libérale propose majoritairement des solutions intrapsychiques à des déterminants souvent structurels. Ainsi :

  • à des organisations du travail pathogènes, elle répond par des antidépresseurs, des anxiolytiques ou des psychothérapies individuelles ;
  • à l’isolement social lié à la précarité, elle oppose un suivi centré sur le vécu subjectif ;
  • à des formes diffuses de violence institutionnelle, elle mobilise des outils cliniques pertinents mais unilatéraux, visant l’ajustement du sujet à un cadre inchangé.

Ces réponses peuvent soulager, parfois efficacement. Mais elles déplacent la charge de l’adaptation sur l’individu.


2.5. Le cas des neuroleptiques : soin nécessaire et régulation normative

Les neuroleptiques occupent une place particulière dans ce paysage, et il serait erroné de les exclure de l’analyse sous prétexte qu’ils traitent des troubles psychiatriques sévères. Ils sont largement prescrits en psychiatrie libérale, parfois au long cours, souvent hors hospitalisation, et jouent un rôle central dans la stabilisation de troubles psychotiques, thymiques ou comportementaux. Reconnaître leur efficacité clinique, parfois indispensable, n’annule pas leur dimension normative.

Ces médicaments ne servent pas uniquement à réduire des symptômes au sens strict. Ils contribuent aussi à :

  • diminuer l’expressivité émotionnelle jugée excessive,
  • réduire des comportements perçus comme inadaptés ou dérangeants,
  • restaurer un niveau de fonctionnement compatible avec les attentes sociales (relationnelles, professionnelles, familiales),
  • prévenir des conduites jugées à risque pour le sujet ou pour autrui.

Autrement dit, ils participent à une mise en conformité fonctionnelle du sujet avec son environnement.

Cela ne signifie ni qu’ils seraient prescrits par souci d’ordre social, ni qu’ils seraient des outils de domination déguisés. Mais cela rappelle que leurs effets cliniques ont aussi des effets sociaux, et que ces effets sont loin d’être neutres. Même en libéral, la question implicite n’est pas seulement « Le patient va-t-il mieux ? » mais aussi, souvent « Est-il plus stable, plus prévisible, plus compatible avec les exigences de son milieu ? »

Les neuroleptiques rendent ainsi particulièrement visible ce que la psychiatrie libérale fait de manière plus diffuse avec d’autres outils : réduire l’écart entre le sujet et les normes sociales dominantes, parfois pour son bénéfice, parfois au prix d’un compromis subjectif. Ils montrent que le contrôle social ne disparaît pas avec la fin de la contrainte, mais qu’il peut se déployer au cœur même du soin, y compris lorsque celui-ci est justifié, nécessaire et consenti.

2.6. Autorité médicale, asymétrie et dissuasion de la contestation

Tous ces effets cliniques et sociaux ne s’exercent jamais dans un vide relationnel. La psychiatrie libérale s’exerce dans un cadre contractuel, sans contrainte juridique apparente. Cela conduit parfois à sous-estimer la dimension de pouvoir qui structure la relation de soin. Pourtant, la relation psychiatrique demeure fondamentalement asymétrique.

Le psychiatre dispose : d’un savoir médical socialement légitimé, du pouvoir de nommer un trouble, de la capacité à proposer — ou non — un diagnostic, d’un accès à des outils thérapeutiques reconnus et prescrivables. Le patient consulte précisément parce qu’il reconnaît cette autorité. Il vient chercher une lecture légitime de ce qu’il vit, une interprétation qui fasse autorité. Cette asymétrie n’est ni abusive ni illégitime en soi. Elle est constitutive du soin.

Mais elle produit des effets spécifiques. Lorsqu’un psychiatre reformule une souffrance en termes cliniques, cette reformulation ne vaut pas comme une hypothèse parmi d’autres. Elle s’impose comme une lecture autorisée, médicalement fondée, souvent vécue comme plus crédible que les interprétations sociales, politiques ou personnelles du sujet.

Dans ce contexte, la possibilité même de l’objection est restreinte. Contester un diagnostic, une orientation ou une interprétation clinique revient souvent, pour le patient, à : mettre en doute l’autorité de celui qu’il est venu consulter, prendre le risque de fragiliser la relation thérapeutique et s’exposer à l’idée d’être dans le déni, la résistance ou le manque d’insight. Cette dissuasion est rarement explicite. Elle est structurelle et encore renforcée par le contexte actuel de pénurie de psychiatres. Dans un système où l’accès au soin est difficile, où les délais sont longs, où la possibilité de changer de praticien est limitée, l’asymétrie devient plus marquée : le patient sait que la place est rare, que la relation est précieuse, que la contestation peut avoir un coût pratique réel. L’adhésion au cadre proposé n’est donc pas seulement clinique ou intellectuelle. Elle est aussi pragmatique. Ainsi, l’autorité médicale ne contraint pas par la force. Elle agit en réduisant l’espace du désaccord possible.

C’est précisément cette combinaison, autorité légitime, asymétrie relationnelle et rareté de l’offre, qui rend le contrôle social en psychiatrie libérale particulièrement efficace, discret et peu conflictuel.


3. « Il faut bien s’adapter, sinon ce serait l’anarchie » : la justification fondatrice

Voilà une objection fréquemment invoquée, et la plus rarement interrogée. Elle se présente comme une évidence de bon sens : une société ne peut fonctionner sans normes, ni s’adapter à toutes les singularités ; l’adaptation individuelle serait donc non seulement nécessaire, mais souhaitable.
Cet argument n’est pas faux. Mais il ne constitue en rien une réfutation.

L’existence de normes sociales ne s’oppose pas à l’analyse du contrôle social. Le contrôle social n’est pas l’alternative aux normes sociales, mais le processus par lequel certaines normes deviennent évidentes, légitimes et non discutables.
L’enjeu n’est donc pas de savoir s’il existe des normes, mais quelles normes s’imposent, comment elles s’imposent, et à qui incombe l’effort d’adaptation.

En psychiatrie libérale, ce processus opère de manière particulièrement efficace. Les normes de stabilité émotionnelle, de fonctionnalité, d’autonomie, de performance ou de conformité relationnelle ne sont que rarement présentées comme des choix sociaux ou politiques. Elles apparaissent comme des évidences cliniques. L’adaptation devient alors un objectif thérapeutique en soi. Ne pas s’y conformer est lu comme un déficit, une fragilité, une pathologie ou un manque de ressources internes.

L’argument de l’« anarchie » joue ici un rôle précis : il transforme une question fondamentalement politique (à quelles normes voulons-nous que les individus s’ajustent ?) en nécessité quasi naturelle. Or toute société produit des normes situées, historiquement et socialement construites. Les présenter comme allant de soi, c’est déjà exercer un contrôle. La psychiatrie, y compris libérale, participe pleinement à ce processus, non pas en décrétant les normes, mais en les traduisant en catégories cliniques, en objectifs thérapeutiques et en trajectoires de soin.

Dire qu’« il faut bien s’adapter » ne nie donc pas le contrôle social. Cela revient à en accepter implicitement les effets, sans les interroger. C’est précisément pour cette raison que le contrôle social ne peut être pensé uniquement comme une dérive ou un excès. Il doit être reconnu comme un fait, puis questionné comme un choix collectif.


4. « Mais on soigne aussi de vraies maladies biologiques » : la confusion des plans

Cette objection revient de manière quasi automatique, comme si l’existence de troubles psychiatriques à forte composante biologique suffisait à invalider toute analyse en termes de contrôle social. Elle repose sur une confusion de plans.

Reconnaître l’existence de maladies psychiatriques biologiquement étayées (schizophrénie, troubles bipolaires, troubles neurodéveloppementaux, dépressions sévères) ne contredit en rien l’analyse du contrôle social. L’étiologie d’un trouble et la fonction sociale de sa prise en charge relèvent de registres distincts. Une pathologie peut être biologiquement réelle et socialement régulée. Le fait qu’un trouble ait des déterminants neurobiologiques n’épuise jamais la question de la manière dont il est nommé, des seuils à partir desquels il devient problématique, des objectifs implicites du traitement et des critères de stabilisation jugés satisfaisants. Ces éléments ne sont pas biologiques mais normatifs.

Les traitements psychotropes illustrent particulièrement bien cette distinction. Qu’il s’agisse de neuroleptiques, d’antidépresseurs, d’anxiolytiques, de thymorégulateurs ou de psychostimulants, ils ne se contentent pas d’agir sur des symptômes au sens strict. Ils modifient des états mentaux, émotionnels et comportementaux d’une manière qui a toujours des effets sociaux. Les neuroleptiques en constituent la forme la plus visible : ils réduisent ce qui déborde, ce qui inquiète, ce qui désorganise. Mais derrière eux existe toute une panoplie de psychotropes qui exercent des effets analogues de manière plus subtile : diminution de l’anxiété face à des situations objectivement délétères, atténuation de la tristesse ou de la colère liées à des pertes ou des injustices, augmentation de la tolérance à des environnements contraignants, amélioration de la conformité fonctionnelle attendue. Autrement dit, les neuroleptiques ne font pas autre chose que les autres psychotropes : ils rendent simplement plus explicite ce que les autres rendent plus discret.

Dire cela ne revient ni à disqualifier ces traitements, ni à nier leur efficacité — parfois indispensable.
Cela revient à reconnaître que l’efficacité thérapeutique n’est jamais socialement neutre, et que la biologie ne fait pas disparaître la normativité : elle peut au contraire la rendre moins visible.

Opposer « le biologique » au contrôle social, c’est donc se tromper de débat. Le contrôle social n’est pas l’alternative au soin mais l’un des cadres dans lesquels une société décide comment elle soigne, quoi elle vise, et jusqu’où elle attend l’adaptation des sujets.


5. « Mais on soulage la souffrance » : le contre-argument compassionnel

Cette objection est sans doute la plus fréquente, et la plus difficile à discuter, parce qu’elle mobilise un registre moral : « Peu importe le reste, ce qui compte, c’est que les patients souffrent moins. ». Et c’est bien vrai mais hors sujet. Soulager une souffrance ne constitue pas un argument contre l’existence du contrôle social. C’est au contraire l’un de ses modes d’exercice les plus efficaces.

Historiquement, les formes de contrôle social les plus durables ne sont pas celles qui contraignent ou punissent, mais celles qui protègent, apaisent, soulagent, rendent supportable ce qui, autrement, serait intolérable. Le fait qu’un dispositif fasse du bien n’annule pas ses effets normatifs. Il les rend souvent plus acceptables, plus intériorisés, et donc plus difficiles à interroger.

En psychiatrie, le soulagement de la souffrance s’accompagne presque toujours d’un déplacement de la question : ce qui était initialement vécu comme une injustice, une violence ou un conflit devient un problème à réguler, à atténuer, à rendre compatible avec la poursuite du cours ordinaire des choses. La souffrance diminue, parfois réellement, parfois partiellement, mais les cadres qui l’ont produite demeurent inchangés.

Opposer le soulagement au contrôle social revient donc à confondre effet thérapeutique et neutralité sociale. Ce sont deux registres distincts. Dire qu’un soin soulage n’épuise jamais la question de ce qu’il normalise, de ce qu’il rend tolérable, ni de ce qu’il évite de remettre en cause. Reconnaître cette tension ne disqualifie pas le soin. Elle oblige simplement à renoncer à l’idée confortable selon laquelle la bienveillance suffirait à garantir la neutralité.


Conclusion

La question n’est donc pas de savoir s’il existe ou non du contrôle social en psychiatrie libérale puisqu’il existe. La véritable question est comment il s’exerce, à travers quels outils, et au service de quelles normes. La psychiatrie libérale n’est ni extérieure à la société, ni située hors des rapports de pouvoir. Elle agit dans un espace dépolitisé en apparence, mais profondément normatif dans ses effets. Reconnaître cette réalité ne revient ni à disqualifier le soin, ni à suspecter les intentions des cliniciens. Cela consiste simplement à renoncer au mythe de la neutralité. La dépolitisation n’est pas une absence de politique. C’est une position politique en soi. Faire comme si le contrôle social n’existait pas en psychiatrie libérale, ce n’est pas s’en affranchir.
C’est précisément lui laisser le champ libre.