Borderline : aussi « validé » que problématique

Considérations, Prise en charge, Troubles de la personnalité

Le trouble de la personnalité borderline est souvent présenté comme l’un des diagnostics les plus « valides » de la psychiatrie contemporaine. Cette affirmation est devenue un réflexe défensif : dès qu’une critique surgit, la validité est invoquée comme un argument de clôture.

Or, comme l’a dit Maître Yoda, si l’on t’assure que les psychiatres sont tous d’accord, t’inquiéter tu devras.

Car un consensus affiché peut aussi servir à neutraliser le débat.
Et débat, il y a.

1. Un diagnostic peut être descriptivement valide et cliniquement violent

Dire qu’un diagnostic est « valide » signifie, en psychiatrie, qu’il permet de décrire de manière relativement stable et reproductible un ensemble de comportements.
Cela renvoie essentiellement à des critères de cohérence interne, de fidélité inter-juge et de reconnaissance clinique partagée.

Mais cette validité est descriptive.
Elle ne préjuge ni de la pertinence explicative du diagnostic, ni de ses effets cliniques, ni de sa légitimité éthique.

Un diagnostic peut être méthodologiquement solide, statistiquement robuste, et pourtant producteur de violence clinique.

Violence symbolique, d’abord : lorsqu’une étiquette fige une personne dans une identité psychopathologique.

Violence relationnelle, ensuite : lorsqu’un diagnostic modifie durablement la manière dont la parole du patient est reçue, interprétée ou disqualifiée.

Violence institutionnelle, enfin : lorsqu’il justifie des refus de soins, des restrictions de prise en charge ou des attitudes thérapeutiques défensives.

La validité d’un diagnostic ne dit rien de tout cela.

Autrement dit, invoquer la validité comme argument de clôture revient à faire comme si décrire correctement suffisait à soigner justement.

Ce glissement est central.
La clinique ne se réduit pas à la description, et un diagnostic n’est jamais un simple outil neutre : il agit, il transforme la relation, il produit des effets réels.

C’est à cet endroit précis que le trouble de la personnalité borderline devient problématique : non pas parce qu’il serait « faux », mais parce que sa validité est trop souvent mobilisée pour éviter d’interroger ce qu’il fait aux personnes auxquelles il est appliqué.

2. Le trouble borderline décrit des comportements ; il n’explique rien

Le diagnostic de trouble de la personnalité borderline repose sur un ensemble de critères exclusivement descriptifs.
Instabilité émotionnelle, peur de l’abandon, impulsivité, relations intenses et chaotiques, sentiments chroniques de vide : autant de manifestations cliniques observables, listées et codifiées.

Mais décrire n’est pas expliquer.

Le diagnostic ne propose ni mécanisme causal spécifique, ni modèle étiologique unifié, ni hypothèse explicative propre. Il ne repose sur aucun biomarqueur, aucun processus physiopathologique identifié, aucune trajectoire développementale clairement distinguable d’autres tableaux cliniques proches.

Autrement dit, il regroupe sous une même étiquette des comportements hétérogènes sans rendre compte de ce qui les produit.

Cette faiblesse explicative n’est pas un détail technique. Elle a des conséquences cliniques majeures. En l’absence de modèle causal, le diagnostic tend à fonctionner comme une essence supposée de la personne. Ce qui est observé est implicitement attribué à ce qu’elle est, et non à ce qu’elle a vécu, traversé ou appris.

Les affects deviennent des traits.
Les réactions deviennent des caractéristiques.
Les stratégies deviennent des propriétés de personnalité.

Ce glissement est d’autant plus problématique qu’il inverse fréquemment la causalité. Les manifestations cliniques sont traitées comme des causes internes, alors qu’elles peuvent être comprises comme des réponses adaptatives à des contextes relationnels, traumatiques ou sociaux.

Dire qu’une personne est borderline revient alors moins à expliquer ses difficultés qu’à les redécrire sous une forme stabilisée, fermée, difficilement contestable. Le diagnostic donne une impression de compréhension là où il n’y a, en réalité, qu’une nomination.

Ce n’est pas un diagnostic faux.
C’est un diagnostic pauvre sur le plan explicatif.

Et cette pauvreté n’est pas neutre : elle ouvre la voie à une naturalisation de la souffrance, et prépare le terrain à la circularité clinique qui caractérise ensuite l’usage du diagnostic.

3. L’efficacité d’un traitement ne prouve pas la réalité ontologique du diagnostic qui l’a déclenché

L’un des arguments les plus fréquemment avancés pour défendre le diagnostic de trouble de la personnalité borderline est l’existence de prises en charge dites spécifiques, en particulier la thérapie comportementale dialectique. Si ces approches fonctionnent, c’est bien, dit-on, que le diagnostic qu’elles ciblent correspond à une réalité clinique identifiable.

Ce raisonnement est fallacieux.

L’efficacité d’un traitement ne valide pas l’existence ontologique du diagnostic qui a motivé son indication. Elle atteste seulement que certaines interventions produisent des effets bénéfiques chez certaines personnes, dans certains contextes. Confondre amélioration clinique et validation nosographique revient à transformer tout succès thérapeutique en preuve d’existence.

Or les mécanismes d’action des prises en charge dites spécifiques du trouble borderline sont largement non spécifiques. Structuration du cadre, prévisibilité de la relation, contenance émotionnelle, apprentissage de compétences de régulation, validation de l’expérience subjective : ces leviers sont utiles dans de nombreux tableaux cliniques, bien au-delà du diagnostic borderline.

Le fait que ces interventions améliorent le fonctionnement de personnes étiquetées borderline ne signifie pas que le diagnostic décrit une entité psychopathologique autonome. Cela signifie simplement que des personnes en difficulté bénéficient d’un cadre thérapeutique contenant, explicite et sécurisant.

Si l’on acceptait l’argument thérapeutique comme preuve ontologique, il faudrait conclure que l’efficacité d’un antidépresseur valide l’existence d’une personnalité dépressive, que l’amélioration sous anxiolytique prouve celle d’une personnalité anxieuse, ou encore que l’amélioration sous un neuroleptique antidopaminergique établisse l’existence d’une personnalité délirante ou hallucinatoire.

Or la chronicité d’un trouble, son ancrage développemental ou sa réponse au traitement ne suffisent jamais à définir une personnalité au sens psychopathologique strict.

Ce raisonnement est intenable.

L’argument de l’efficacité masque en réalité une autre fonction du diagnostic : orienter vers des dispositifs de soin structurés, souvent utiles, mais dont l’utilité ne dépend pas de l’hypothèse d’une personnalité pathologique.

Le diagnostic n’est alors plus une explication. Il devient un justificatif pragmatique. Et ce déplacement, en apparence anodin, permet de préserver le cadre nosographique tout en évitant d’en interroger la pertinence conceptuelle.

4. Quand un diagnostic apparaît surtout quand la relation échoue, ce n’est plus un diagnostic : c’est un verdict relationnel

Dans la pratique clinique, le diagnostic de trouble de la personnalité borderline n’apparaît que rarement comme une hypothèse initiale, posée à partir d’une analyse longitudinale rigoureuse et distanciée. Il surgit le plus souvent dans des contextes bien particuliers : lorsque la relation thérapeutique se tend, lorsque les affects deviennent difficiles à contenir, lorsque le cadre est mis à l’épreuve ou que le soignant se sent impuissant, épuisé ou pris dans une impasse.

Ce constat n’est ni anecdotique ni marginal. Il est largement rapporté par les personnes concernées elles-mêmes, mais aussi reconnu de manière informelle dans les milieux cliniques. Le diagnostic borderline tend à émerger lorsque la relation devient problématique, et non simplement lorsque des critères sont remplis.

Cela interroge directement sa fonction. Un diagnostic posé principalement au moment où la relation échoue ne décrit plus seulement une organisation psychopathologique supposée. Il vient donner un nom à la difficulté relationnelle elle-même. Il transforme une impasse clinique partagée en propriété du patient.

Le glissement est décisif. Ce qui relevait d’un échec interactionnel, d’un désajustement du cadre, d’un conflit de rythmes, d’attentes ou de positions, est requalifié en trouble de la personnalité. La responsabilité est déplacée. Le malaise relationnel devient un symptôme individuel.

Dans ce contexte, le diagnostic cesse d’être une hypothèse de travail ouverte et révisable. Il devient un verdict. Un verdict qui fige la situation, stabilise l’interprétation et protège implicitement le cadre institutionnel ou thérapeutique de toute remise en question.

Ce mécanisme explique en partie pourquoi le diagnostic borderline est si souvent vécu comme disqualifiant. Il ne vient pas seulement nommer une souffrance ; il vient clore une relation. Il transforme une difficulté partagée en défaut personnel, et rend dès lors toute contestation suspecte.

Lorsque le diagnostic sert avant tout à résoudre l’inconfort du soignant ou de l’institution face à une relation difficile, il ne peut plus être considéré comme un simple outil clinique. Il devient un instrument de régulation relationnelle. Et c’est précisément à cet endroit que commence le problème.

5. Un diagnostic circulaire n’est pas réfutable, il est auto-protecteur

Le trouble de la personnalité borderline présente une caractéristique centrale rarement interrogée : sa forte circularité clinique. Les éléments censés permettre de l’identifier servent également à interpréter toute réaction du patient face au diagnostic lui-même.

Lorsque la personne conteste l’étiquette, cette contestation est souvent comprise comme un manque d’insight ou une défense. Ce mécanisme existe dans d’autres diagnostics psychiatriques. Mais ici, il prend une forme spécifique : la contestation elle-même est interprétée comme l’expression du trouble, puisque celui-ci est défini en grande partie par des difficultés relationnelles et interactionnelles.

Aucune position subjective n’est alors possible hors du cadre diagnostique.
L’adhésion confirme le diagnostic.
La contestation le renforce.

Le raisonnement devient circulaire : pile, le diagnostic est accepté et confirmé ; face, il est refusé et ce refus devient une preuve supplémentaire. Autrement dit, le diagnostic fonctionne selon une logique de type pile je gagne, face tu perds, incompatible avec une démarche clinique réellement ouverte.

Cette circularité est d’autant plus problématique que le diagnostic de trouble borderline est fréquemment refusé parce qu’il est vécu comme stigmatisant. Ce refus ne relève pas d’un déni de la souffrance, mais d’une réponse rationnelle aux effets cliniques et sociaux du diagnostic lui-même : altération de la crédibilité de la parole, suspicion permanente, restrictions d’accès aux soins, relecture négative de l’histoire clinique. Il s’agit moins d’un refus du soin que d’un refus des effets disqualifiants associés à cette étiquette.

Ce rejet est parfois réinterprété comme la recherche de diagnostics considérés comme plus désirables, tels que l’autisme ou le TDAH. Interpréter le refus du diagnostic borderline de cette manière revient cependant à adopter un raisonnement moralisateur. La question n’est pas de savoir pourquoi certains diagnostics seraient préférés, mais pourquoi celui-ci est si largement vécu comme cliniquement et socialement disqualifiant. Réduire ce refus à une quête identitaire ou opportuniste permet surtout d’éviter d’interroger les effets propres du diagnostic lui-même.

Un diagnostic qui ne peut être mis en défaut ni par l’adhésion, ni par la contestation, ni par le refus cesse d’être une hypothèse clinique révisable.
Il devient un cadre interprétatif clos.
À partir de là, ce n’est plus seulement une question de validité, mais de pouvoir clinique.

6. Quand contester le diagnostic devient un symptôme, la clinique bascule dans le pouvoir

À partir du moment où la contestation du diagnostic est interprétée comme une manifestation du trouble lui-même, un seuil est franchi. La clinique cesse d’être un espace d’élaboration partagée pour devenir un dispositif d’asymétrie interprétative. La parole du patient n’est plus discutée, elle est traduite. Elle n’est plus entendue comme une position subjective, mais requalifiée comme un matériau clinique à décoder.

Ce basculement n’est pas anecdotique. Il transforme la relation de soin en un rapport de pouvoir où un seul des deux protagonistes conserve la capacité de définir ce qui est pertinent, recevable ou légitime. Le désaccord n’est plus une donnée clinique à explorer ; il devient un indice supplémentaire de pathologie. La possibilité même d’un malentendu, d’une erreur de cadre ou d’une inadéquation relationnelle est neutralisée.

Dans ce contexte, la notion de collaboration thérapeutique perd sa substance. Le patient est sommé d’adhérer à une interprétation qui, par construction, ne peut être remise en cause sans se retourner contre lui. Accepter le diagnostic devient une condition implicite de la relation de soin ; le refuser expose à la suspicion, à la disqualification ou à l’exclusion. La relation n’est plus négociable, elle est conditionnelle.

Ce mécanisme a des effets cliniques concrets. Il encourage la conformité plutôt que l’élaboration, la soumission plutôt que l’alliance. Il favorise des formes d’auto-censure, d’acquiescement stratégique ou de retrait silencieux, qui peuvent être confondues avec une amélioration ou un gain d’insight, alors qu’elles traduisent souvent une adaptation défensive à un cadre devenu contraignant.

À partir du moment où la contestation devient un symptôme, toute conduite cesse d’être interrogée dans son contexte.
Ce déplacement ouvre la voie à une dérive plus profonde encore : pathologiser des stratégies de survie, et transformer des adaptations relationnelles en défauts de personnalité.

7. Pathologiser des stratégies de survie, ce n’est pas soigner : c’est naturaliser la violence qui les a produites

Une grande partie de ce que le diagnostic de trouble de la personnalité borderline décrit comme des traits de personnalité peut être comprise autrement : comme des stratégies de survie développées dans des contextes relationnels précoces marqués par l’insécurité, l’imprévisibilité ou la contrainte.

Hypervigilance émotionnelle, peur de l’abandon, intensité affective, difficulté à poser des limites, oscillations relationnelles : ces manifestations ne surgissent pas ex nihilo. Elles correspondent à des adaptations fonctionnelles dans des environnements où il fallait anticiper les réactions d’autrui, maintenir le lien à tout prix, désamorcer les conflits ou s’effacer pour continuer à exister relationnellement.

Dans ces contextes, ce qui est ensuite nommé instabilité ou excès émotionnel relève souvent d’une régulation permanente de l’environnement. Ce qui est interprété comme dépendance ou besoin excessif correspond à des stratégies de maintien du lien. Ce qui est qualifié d’impulsivité ou d’intensité peut être compris comme une tentative de reprendre prise sur une situation vécue comme chroniquement incontrôlable.

Le problème n’est pas de reconnaître ces manifestations cliniques. Il est de les essentialiser. En les rabattant sur une personnalité supposée défaillante, le diagnostic opère un renversement causal : il transforme des réponses adaptatives en défauts constitutifs. La souffrance n’est plus comprise comme le produit d’un contexte, mais comme l’expression d’une nature.

Ce déplacement n’est pas neutre. Il contribue à invisibiliser les conditions dans lesquelles ces stratégies se sont construites, et à dépolitiser des trajectoires marquées par des formes de violence ordinaires, répétées, parfois discrètes, mais cumulatives. La question n’est plus ce que la personne a traversé, mais ce qu’elle est.

Soigner, dans cette perspective, revient alors moins à reconnaître et transformer ces stratégies qu’à en corriger les manifestations jugées inadéquates. L’objectif implicite devient l’adaptation relationnelle, la modération affective, la conformité aux attentes du cadre, plutôt que la compréhension du sens de ces conduites dans l’histoire du sujet.

Pathologiser des stratégies de survie, ce n’est pas simplement nommer une souffrance. C’est naturaliser la violence qui les a rendues nécessaires. Et c’est précisément ce que permet, trop souvent, l’usage routinier du diagnostic borderline : déplacer l’attention du contexte vers la personne, et faire passer pour une pathologie ce qui relève d’une adaptation à des conditions relationnelles délétères.

8. « Borderline » individualise ce qui est massivement relationnel, social et genré

Le diagnostic de trouble de la personnalité borderline est loin d’être distribué de manière neutre. Il concerne majoritairement des femmes, souvent jeunes, souvent engagées dans des configurations relationnelles asymétriques, précaires ou marquées par une forte exigence d’adaptation émotionnelle. Ce constat est ancien, répété, documenté, et pourtant trop rarement interrogé dans ses implications cliniques et sociales.

Les conduites pathologisées par le diagnostic correspondent étroitement à des normes genrées de socialisation : disponibilité affective, responsabilité relationnelle, sensibilité aux besoins d’autrui, peur du conflit, culpabilité, effacement de soi alternant avec des moments de débordement. Ce qui est interprété comme instabilité ou intensité peut être compris comme le coût subjectif d’un rôle social qui exige une régulation émotionnelle permanente.

Le diagnostic opère alors un déplacement. Il individualise des conduites qui prennent sens dans un cadre relationnel et social plus large. Il transforme en dysfonctionnements personnels des réponses à des attentes structurelles, notamment celles qui pèsent sur les femmes en matière de soin, de lien et de maintien de la relation.

Ce déplacement a une conséquence majeure : il dépolitise la souffrance. En rabattant des trajectoires marquées par des rapports de domination, des violences ordinaires ou une charge affective asymétrique sur une personnalité supposée défaillante, le diagnostic neutralise toute lecture structurelle. Le problème n’est plus ce qui est exigé de certaines personnes, mais ce qu’elles ne parviennent pas à incarner de manière suffisamment stable ou conforme.

Dans cette perspective, le trouble borderline fonctionne comme un outil d’individualisation de la contrainte sociale. Il rend invisibles les conditions relationnelles qui produisent l’épuisement, l’hypervigilance ou l’effondrement, et en fait porter la responsabilité à celles et ceux qui en subissent les effets. La souffrance devient un problème interne, alors même qu’elle est largement façonnée par des attentes sociales différenciées.

Interroger la validité du diagnostic sans interroger cette distribution genrée revient à manquer un point central. Le problème n’est pas seulement clinique. Il est aussi social. Si ces dimensions restent si peu interrogées, c’est aussi parce que la parole de celles et ceux qui en subissent les effets est rarement reconnue comme pleinement légitime.
Or, les critiques les plus constantes du diagnostic de trouble de la personnalité borderline ne viennent pas de ses opposants théoriques, mais des personnes auxquelles il est appliqué.

9. Les critiques les plus constantes du diagnostic borderline viennent des personnes diagnostiquées

Les critiques les plus répétées, les plus cohérentes et les plus persistantes du diagnostic de trouble de la personnalité borderline ne viennent pas d’une opposition idéologique extérieure à la clinique. Elles viennent des personnes auxquelles ce diagnostic est appliqué.

Ces critiques ne portent pas principalement sur la négation de la souffrance psychique. Au contraire, elles reconnaissent souvent la réalité des difficultés émotionnelles, relationnelles et existentielles vécues. Ce qui est contesté, ce n’est pas le fait de souffrir, mais la manière dont cette souffrance est cadrée, interprétée et renvoyée à une personnalité supposée défaillante.

De manière remarquablement convergente, les personnes diagnostiquées décrivent des effets similaires : une perte de crédibilité de leur parole, une suspicion permanente quant à leurs intentions, une tendance à interpréter toute réaction émotionnelle comme manipulatrice ou stratégique, et une réduction progressive de leur subjectivité à un ensemble de traits problématiques. Le diagnostic ne vient pas seulement nommer une difficulté ; il redéfinit la manière dont toute expression ultérieure est perçue.

Ces critiques ne sont ni anecdotiques ni isolées. Elles émergent indépendamment les unes des autres, dans des contextes culturels et institutionnels différents, et s’inscrivent dans la durée. Elles concernent autant la relation thérapeutique que l’accès aux soins, la continuité du suivi, ou la manière dont les récits de vie sont relus a posteriori à travers le prisme du diagnostic.

Ignorer ces critiques au nom de la validité scientifique revient à produire une double disqualification. D’une part, la souffrance est reconnue, mais vidée de sa portée explicative. D’autre part, la parole critique est invalidée au motif qu’elle émanerait précisément d’une personnalité jugée peu fiable. La contestation devient alors non seulement inaudible, mais suspecte par nature.

Or, dans toute démarche clinique qui se veut rigoureuse, la convergence de témoignages négatifs sur les effets d’un dispositif devrait constituer un signal d’alerte. Lorsqu’un diagnostic est massivement vécu comme stigmatisant, disqualifiant ou entravant, la question n’est pas de savoir pourquoi les patients résistent, mais ce que le diagnostic produit dans la pratique réelle.

Prendre au sérieux les critiques formulées par les personnes diagnostiquées ne revient pas à renoncer à la clinique. Cela revient à en rappeler une exigence fondamentale : un outil clinique qui fait systématiquement taire ceux auxquels il s’applique ne peut pas être considéré comme neutre. Et un diagnostic dont les principaux effets négatifs sont signalés par les premiers concernés mérite d’être interrogé, non défendu par principe.

10. À qui profite le diagnostic, et à quel prix ?

Dire qu’un diagnostic est valide ne répond jamais à la question essentielle. La validité méthodologique, aussi solide soit-elle, ne dit rien de la fonction réelle d’un diagnostic dans la pratique clinique ordinaire. Elle ne dit rien de ce qu’il produit, de ce qu’il autorise, de ce qu’il empêche, ni de ceux qu’il protège.

Le trouble de la personnalité borderline n’est pas un diagnostic faux. Mais il est un diagnostic qui explique peu, rigidifie beaucoup et tend à déplacer la responsabilité de la relation, du cadre et du contexte vers la personne. Il stabilise des situations cliniques complexes en les rabattant sur une identité psychopathologique, au prix d’une simplification lourde de conséquences.

À qui profite ce déplacement ?
À des dispositifs de soin qui peuvent ainsi se protéger de leur propre mise en difficulté.
À des cadres institutionnels qui trouvent dans le diagnostic une justification aux exclusions, aux restrictions ou aux renoncements.
À une clinique qui préfère parfois la fermeture interprétative à l’incertitude relationnelle.

Et à quel prix ?
Au prix d’une disqualification durable de la parole.
Au prix d’une stigmatisation intériorisée.
Au prix d’une réduction de trajectoires complexes à des défauts de personnalité.
Au prix, parfois, d’un éloignement du soin lui-même.

La question n’est donc pas de savoir si le trouble borderline existe, ni s’il peut être reconnu cliniquement. La question est de savoir s’il remplit la fonction que l’on attend d’un diagnostic en psychiatrie : éclairer la compréhension, soutenir la relation de soin et ouvrir des possibles, plutôt que les refermer.

Peut-être que le trouble de la personnalité borderline est descriptivement valide.
Mais tant qu’il fonctionnera comme un dispositif auto-protecteur, stigmatisant et moralisateur, il restera cliniquement problématique.

Et c’est précisément pour cette raison qu’il doit rester discutable.